Dans les études animales, un nouvel échelon d'observation, celui des individus, est devenu indispensable au dessous du niveau animal -animalité, qui serait au contraire à proscrire car ce pur concept ne correspond à aucune réalité, et de celui de l'espèce, longtemps privilégié par la classification puis par une éthologie postulant des comportements uniformes ou par la génétique mécaniste, mais devenu insuffisant. Le degré individuel permet de souligner l'importance des plasticités de tempérament et de comportement, des interactions avec d'autres individus de l'espèce ou de diverses espèces, des inventions animales et de leurs diffusions. Ce niveau est ainsi à la base des notions de groupe, de sociabilité, de culture, d'évolutions dans l'espace et le temps. Il s'accorde aussi davantage avec le darwinisme, qui fait reposer l'évolution sur la diversité individuelle, et avec la nouvelle épigénétique qui situe en l'individu la modulation des gènes par l'environnement.

Or, ces individus obligent à penser autrement, comme nous voudrions le montrer en revenant sur un livre, Biographies animales, publié en 2017 1 , en profitant ainsi du recul du temps et de la réflexion. Cet ouvrage résulte de recherches portant sur le « versant animal » 2 de l'histoire, sur le « point de vue » des animaux emportés dans cette histoire. Après avoir traité des vécus de groupes (chevaux de mine, taureaux de corrida, vaches laitières, chiens de compagnie, bêtes des tranchées 3) , il s'agissait d'aborder ceux d'individus tout au long de leur vie ou lors de tranches de vie, voire en des instants particuliers, de manière à restituer des existences, reconstituer des ressentis, saisir des époques animales, penser les générations, le tout en se tenant bien du côté des animaux, en ne les traitant pas du côté et du point de vue humains comme on le fait d'habitude.

En fait, ce travail s'inscrit dans un double contexte. Sociétal d'abord, car l'arrivée aux individus a été préparée par une longue et lente maturation, depuis le XIX e siècle, empruntant des chemins de traverse éloignés des domaines officiels de la pensée occidentale, la philosophie, la théologie et les sciences de la nature, qui s'interdisaient de considérer des individus jugés tous pareils, sans guère d'intérêt, et préféraient gloser sur l'animal, l'animalité ou sur les espèces. Il s'agit de la littérature, qui a produit des biographies d'animaux réels ou fictifs, servant non pas d'instruments de connaissance, parce que trop anthropocentriques et anthropomorphiques, mais de reconnaissance. Il s'agit aussi de l'art qui a pensé, avec la première, le point de vue animal et le décentrement de ce côté 4 . L'autre contexte est scientifique : comme par hasard mais ce n'en est pas un, cette maturation sociale a permis à certains, des éthologues, des philosophes, des ethnologues, de s'intéresser, à la fin du XX e siècle et au début du XXI e siècle 5 , aux individus et au point de vue, d'imposer cet horizon comme un bon niveau, voire le principal niveau d'observation.

Je laisse de côté les questions ontologiques (les animaux sont-ils des acteurs, des individus, des personnes, des sujets ?) ou épistémologiques, présentées ailleurs 6 , qui sont importantes mais